Mondialisme et littérature — vol. 2, no 1, automne 2018
En exposition
Les empires en tension de Boris Chukhovich
Collages tirés de l’exposition Grandeur de l’Empire, un essai de comparatisme visuel
1ère édition: Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal, 3 juin au 3 octobre 2013
2e édition: Musée d’histoire de Saint-Pétersbourg, 4 au 27 juillet 2014
Commissaire indépendant de l’exposition: Boris Chukhovich
Autrice et auteurs des images exposées sur cette page: David Avakian, Olga Loseva et Boris Est
Collaboratrice et collaborateurs à l’exposition: Mathieu Bédard, Benoît Faucher et Simon Harel (volet médiatique) et Pauline Pourailly (coordination au Carrefour)
2e édition: Musée d’histoire de Saint-Pétersbourg, 4 au 27 juillet 2014
Commissaire indépendant de l’exposition: Boris Chukhovich
Autrice et auteurs des images exposées sur cette page: David Avakian, Olga Loseva et Boris Est
Collaboratrice et collaborateurs à l’exposition: Mathieu Bédard, Benoît Faucher et Simon Harel (volet médiatique) et Pauline Pourailly (coordination au Carrefour)
Carnet
Des empires et leurs symboles qui déclinent sans chuter vraiment…
Par Boris Chukhovich
Il y a une quinzaine d’années, Boris Groys (2005) avançait qu’à l’ère post-moderne, le seul critère permettant de «juger objectivement» la qualité des activités humaines serait leur calculabilité. La valeur des autres échelles ou grilles qui prévalaient jusqu’alors étant relativisée, on préfère désormais juger le film, l’artiste, le musée, le théâtre ou l’œuvre architecturale en mentionnant le nombre de clics obtenus, de visites effectuées, de copies vendues ou d’étages et de mètres carrés occupés.
À l’été et à l’automne 2013 s’est tenu au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal l’exposition Grandeur de l’Empire, pour laquelle j’ai agi à titre de commissaire indépendant, avec la collaboration de David Avakian, Mathieu Bédard, Benoît Faucher, Simon Harel, Olga Loseva et Pauline Pourailly. Dans le cadre de ce projet, nous avons d’abord cherché à explorer les aspects quantitatifs des symboles du pouvoir contemporain. Paradoxalement, cette dimension soi-disant propre à l’ère numérique semblait rapprocher notre société actuelle de celles du Moyen Âge ou des grands royaumes de l’Antiquité, dont les protagonistes avaient une passion dévorante pour le démesuré.
D’ailleurs, les compétitions anciennes en matière de grandeur (toutes ces courses à la plus haute pyramide ou au palais le plus voluptueux) ne contredisaient en rien les discours publics: le pouvoir revendiquait sa nature divine et cherchait à présenter des preuves matérielles de sa toute-puissance face aux adversaires. En revanche, les luttes numériques de notre temps se déroulent dans un contexte social qui oblige le pouvoir à promouvoir des valeurs humanistes et libérales. L’ambivalence de cet humanisme basé sur la «souveraineté assujettie» de l’homme moderne, décrite par Michel Foucault (1994 [1971]) et bien d’autres auteurs, a ses expressions visuelles, et le but de notre projet était d’en explorer quelques-unes, mais aussi de tracer la généalogie et l’ascension historique des symboles qui caractérisent les empires d’autrefois. Ainsi, le spectre des tours jumelles à New York au pied desquelles nous avons situé de célèbres constructions du passé exposait tangiblement la supériorité de l’Empire, au sens de Hardt et Negri (2000), sur toute autre puissance que l’Humanité n’ait jamais connue.
Pourtant, depuis le début du projet, la politique internationale a considérablement changé. L’annexion de la Crimée par la Russie, la montée de la droite dans différents pays européens et l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration américaine, avec son projet de «Make America Great Again», ont signalé qu’en marge de l’Empire global (fondé sur une économie mondialisée) se (re)construisent toujours des empires traditionnels. Par conséquent, le projet a pris un créneau plutôt politique et militant, surtout au cours de la seconde édition de l’exposition Grandeur de l’Empire qui eut lieu en 2014 au centre symbolique de l’ancien Empire russe, à la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, quelques mois après l’annexion de la Crimée par les troupes de Poutine.
En 2018, un événement d’un genre totalement différent me fait revenir à ce projet: la sortie du film de Denys Arcand La chute de l’empire américain, achevant le cycle magistral bien connu de ce cinéaste québécois. Au début de la série, dans Le déclin de l’empire américain (1986), une professeure d’Université avance l’hypothèse selon laquelle la problématique du bonheur personnel ne se pose dans la vie sociale qu’aux époques de déclin des empires, quand les valeurs communes périmées cèdent la place aux individualismes désorientés. Une trentaine d’années plus tard, dans La chute de l’empire américain, la quête du bonheur se poursuit: malgré la résurgence des valeurs sociales quasi oubliées à l’époque du Déclin de l’empire et des Invasions barbares (2003), l’«argent providence» offert aux protagonistes, levier inattendu vers d’autres possibles, témoigne paradoxalement du fait que l’Empire n’a dans les faits pas chuté. En fait, l’évocation de la «Providence» a toujours caractérisé les empires en force, et le rôle de celle-là était de légitimer l’état actuel des choses. Il m’a semblé que l’argent dans cette dernière œuvre de Arcand occupe une fonction similaire à celle des Tours jumelles dans les collages du projet Grandeur de l’Empire, dont certains sont reproduits ci-contre. Apparu en toute matérialité au début du film sous la forme de paquets de billets volés, cet argent a par la suite été dissipé dans le brouillard des transactions internationales et des paradis fiscaux, sans toutefois perdre son efficacité symbolique et sa valeur… tout comme le World Trade Center de New York qui, après avoir disparu dans la poussière, semble continuer d’incarner l’Empire invisible dont le pouvoir reste bien réel et palpable.
À l’été et à l’automne 2013 s’est tenu au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal l’exposition Grandeur de l’Empire, pour laquelle j’ai agi à titre de commissaire indépendant, avec la collaboration de David Avakian, Mathieu Bédard, Benoît Faucher, Simon Harel, Olga Loseva et Pauline Pourailly. Dans le cadre de ce projet, nous avons d’abord cherché à explorer les aspects quantitatifs des symboles du pouvoir contemporain. Paradoxalement, cette dimension soi-disant propre à l’ère numérique semblait rapprocher notre société actuelle de celles du Moyen Âge ou des grands royaumes de l’Antiquité, dont les protagonistes avaient une passion dévorante pour le démesuré.
D’ailleurs, les compétitions anciennes en matière de grandeur (toutes ces courses à la plus haute pyramide ou au palais le plus voluptueux) ne contredisaient en rien les discours publics: le pouvoir revendiquait sa nature divine et cherchait à présenter des preuves matérielles de sa toute-puissance face aux adversaires. En revanche, les luttes numériques de notre temps se déroulent dans un contexte social qui oblige le pouvoir à promouvoir des valeurs humanistes et libérales. L’ambivalence de cet humanisme basé sur la «souveraineté assujettie» de l’homme moderne, décrite par Michel Foucault (1994 [1971]) et bien d’autres auteurs, a ses expressions visuelles, et le but de notre projet était d’en explorer quelques-unes, mais aussi de tracer la généalogie et l’ascension historique des symboles qui caractérisent les empires d’autrefois. Ainsi, le spectre des tours jumelles à New York au pied desquelles nous avons situé de célèbres constructions du passé exposait tangiblement la supériorité de l’Empire, au sens de Hardt et Negri (2000), sur toute autre puissance que l’Humanité n’ait jamais connue.
Pourtant, depuis le début du projet, la politique internationale a considérablement changé. L’annexion de la Crimée par la Russie, la montée de la droite dans différents pays européens et l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration américaine, avec son projet de «Make America Great Again», ont signalé qu’en marge de l’Empire global (fondé sur une économie mondialisée) se (re)construisent toujours des empires traditionnels. Par conséquent, le projet a pris un créneau plutôt politique et militant, surtout au cours de la seconde édition de l’exposition Grandeur de l’Empire qui eut lieu en 2014 au centre symbolique de l’ancien Empire russe, à la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, quelques mois après l’annexion de la Crimée par les troupes de Poutine.
En 2018, un événement d’un genre totalement différent me fait revenir à ce projet: la sortie du film de Denys Arcand La chute de l’empire américain, achevant le cycle magistral bien connu de ce cinéaste québécois. Au début de la série, dans Le déclin de l’empire américain (1986), une professeure d’Université avance l’hypothèse selon laquelle la problématique du bonheur personnel ne se pose dans la vie sociale qu’aux époques de déclin des empires, quand les valeurs communes périmées cèdent la place aux individualismes désorientés. Une trentaine d’années plus tard, dans La chute de l’empire américain, la quête du bonheur se poursuit: malgré la résurgence des valeurs sociales quasi oubliées à l’époque du Déclin de l’empire et des Invasions barbares (2003), l’«argent providence» offert aux protagonistes, levier inattendu vers d’autres possibles, témoigne paradoxalement du fait que l’Empire n’a dans les faits pas chuté. En fait, l’évocation de la «Providence» a toujours caractérisé les empires en force, et le rôle de celle-là était de légitimer l’état actuel des choses. Il m’a semblé que l’argent dans cette dernière œuvre de Arcand occupe une fonction similaire à celle des Tours jumelles dans les collages du projet Grandeur de l’Empire, dont certains sont reproduits ci-contre. Apparu en toute matérialité au début du film sous la forme de paquets de billets volés, cet argent a par la suite été dissipé dans le brouillard des transactions internationales et des paradis fiscaux, sans toutefois perdre son efficacité symbolique et sa valeur… tout comme le World Trade Center de New York qui, après avoir disparu dans la poussière, semble continuer d’incarner l’Empire invisible dont le pouvoir reste bien réel et palpable.
Médiagraphie
Arcand, Denys (réal.). 1986. Le déclin de l’empire américain. Canada: Corporation Image M&M.
———. 2003. Les invasions barbares. Canada: Pyramide Productions.
———. 2018. La chute de l’empire américain. Canada: Cinémaginaire Inc.
Foucault, Michel. 1994 [1971]. «Par-delà le bien et le mal». Dans Dits et écrits II. Paris: Gallimard, p. 223-236.
Groys, Boris. 2005. « Kapital. Iskusstvo. Spravedlivost ». Moscow Art Magazine, no 60, décembre. En ligne. http://xz.gif.ru/numbers/60/kapital-iskusstvo-spravedlivost/.
Hardt, Michael et Toni Negri. 2000. Empire. Cambridge: Harvard University Press, 478 p.
Arcand, Denys (réal.). 1986. Le déclin de l’empire américain. Canada: Corporation Image M&M.
———. 2003. Les invasions barbares. Canada: Pyramide Productions.
———. 2018. La chute de l’empire américain. Canada: Cinémaginaire Inc.
Foucault, Michel. 1994 [1971]. «Par-delà le bien et le mal». Dans Dits et écrits II. Paris: Gallimard, p. 223-236.
Groys, Boris. 2005. « Kapital. Iskusstvo. Spravedlivost ». Moscow Art Magazine, no 60, décembre. En ligne. http://xz.gif.ru/numbers/60/kapital-iskusstvo-spravedlivost/.
Hardt, Michael et Toni Negri. 2000. Empire. Cambridge: Harvard University Press, 478 p.
Boris Chukhovich - Zizanie A18 | |
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Notice biobibliographique
Boris Chukhovich travaille en tant que conservateur indépendant et commissaire d’exposition depuis la fin des années 1980. Conservateur de l’exposition Lingua Franca/Frank Tili qui a représenté l’art de l’Asie centrale à la 54e Biennale de Venise en 2011, il a été conservateur de plusieurs expositions d’art contemporain, comme Retour de la métaphore (Biennale de Montréal 2007), Le nouvel orientalisme au Québec (Montréal, 2004) et Après Babel (Ottawa, 2004). Il a été également chercheur associé au LAMIC à l’Université Laval (2005-2008) et conservateur résidant au Centre d’exposition de l’Université de Montréal (2003-2004). Depuis les années 2010, il est impliqué dans un projet de recherche collectif sur le modernisme architectural soviétique. Durant cette décennie, il a également été chercheur associé à différents centres et groupes de recherche à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal.